CHAPITRE IX

Le gel arriva cette nuit-là, annonçant une semaine de temps très rude. Il n’y eut pas de neige, mais un vent d’est mordant parcourut les collines, les oiseaux sauvages s’aventurèrent près des maisons des hommes pour se procurer un peu de nourriture et les renards aussi, quittant leurs bois, vinrent rôder à un mile de la ville. C’est aussi ce que fit un prédateur humain inconnu, qui avait volé une poule ou deux, échappées du poulailler, et s’était même risqué, à l’occasion, dans une cuisine pour y dérober une miche de pain. On commença à venir se plaindre au prévôt de la cité de larcins commis dans les magasins des jardins, hors les murs, et au château, on entendit parler de volailles mystérieusement envolées à la limite de la Première Enceinte, ce dont on ne pouvait accuser ni les renards ni les autres nuisibles. Un des forestiers de la Forêt Longue alla jusqu’à parler d’un cerf disparu le mois précédent et dont l’état, quand on le retrouva, prouvait que le maraudeur possédait un bon couteau. Le froid amenait donc un individu qui vivait comme un sauvage à se rapprocher de la ville, où il aurait une chance de passer ses nuits dans la chaleur relative d’une étable ou d’une grange, et non dans ces bois sinistres.

Le roi Étienne avait, cet automne-là, retenu auprès de lui son shérif du Shropshire, après les comptes ordinaires de la Saint-Michel, et l’avait emmené avec lui parmi ceux qui s’en allaient à Lincoln essayer de s’attirer les bonnes grâces du comte de Chester et de Guillaume de Roumare. Donc c’est à Hugh que revint le privilège de s’occuper de ce voleur de basse-cour et des autres infractions à l’ordre et à la justice royale.

— Voilà qui m’arrange ! s’exclama Hugh, cela me laisse toute latitude de me consacrer à l’affaire Clemence sans que l’on vienne s’en mêler.

Il se rendait bien compte qu’il n’aurait pas trop de temps pour la tirer au clair tout seul, car le roi entendait être rentré à Westminster pour Noël, et le shérif pourrait donc regagner son comté dans les prochains jours. Il semblait que les activités du sauvage se limitaient au bord oriental de la forêt, qui avait déjà éveillé l’intérêt de Hugh pour de tout autres raisons.

Dans un pays déchiré par la guerre civile, et par conséquent fort empêché de faire respecter la loi et l’ordre, on tenait pour responsable de ce qu’on ne pouvait expliquer les hors-la-loi qui avaient pris le maquis. Néanmoins, il faut reconnaître que les explications les plus simples sont parfois les meilleures. En l’occurrence, Hugh n’y croyait absolument pas. Il fut donc bien surpris quand un de ses sergents amena triomphalement dans les geôles du château le voleur qui avait si ingénieusement profité de la naïveté de certains habitants de la Première Enceinte. Non pas à cause du bonhomme en question, qui répondait très exactement à l’image qu’on pouvait se faire de lui, mais à cause du poignard et du fourreau qu’il portait et qu’on utilisa comme preuves de ses forfaits. Il y avait même des traces de sang séché, appartenant sans doute à quelque volaille infortunée, dans la rainure de la lame.

Il s’agissait d’un poignard très élégant, avec des pierres précieuses grossièrement taillées incrustées dans sa garde, mais qui la rendaient très agréable à tenir ; le fourreau métallique, recouvert de cuir ouvragé, avait été noirci et décoloré par le feu et, à partir de son extrémité, une bonne moitié du cuir manquait. Un morceau d’une fine courroie de cuir y demeurait encore. Hugh avait vu la boucle, ou une autre très semblable, à laquelle cette courroie aurait dû s’attacher.

Dans la pénombre du poste de garde, il indiqua d’un mouvement de tête l’antichambre de la grande salle.

— Amenez-le là-dedans, ordonna-t-il. Il y a un bon feu et un banc pour s’asseoir. Ôtez-lui ses chaînes, ajouta-t-il, après avoir jeté un coup d’oeil à ce qui avait jadis été un homme solide. Qu’il s’installe près du feu. Surveillez-le, si vous voulez, mais je doute qu’il se montre bien dangereux.

Le prisonnier aurait pu être impressionnant si les privations n’avaient pas réduit presque à néant sa chair et ses muscles, ne lui laissant que sa puissante ossature. En outre, au plus fort de l’hiver il ne portait que des haillons. Il ne devait pas être bien vieux, ses yeux et sa tignasse blond pâle n’appartenaient pas à un homme âgé, et même s’il ne lui restait plus que la peau sur les os, ses mouvements dénotaient la vigueur de la jeunesse. Près du feu, où il se réchauffait après un froid intense, il reprenait vie et retrouvait presque son allure naturelle. Mais ses yeux bleus, dans son visage aux joues creuses, se posaient, terrorisés, sur Hugh. Il était comme un animal sauvage pris au piège et qui se raidit en attendant le trait qui le tuera. Il frottait sans cesse ses poignets, tout juste libérés de leurs chaînes.

— Comment t’appelles-tu ? demanda Hugh, si aimablement que le malheureux resta sans voix, craignant de comprendre ce que signifiait cette intonation.

— Eh bien, quel est ton nom ? répéta Hugh, patiemment.

— Harald, messire, je m’appelle Harald.

Avec sa grande carcasse, il avait une voix d’outre-tombe, profonde, mais sèche et lointaine. Il toussait, ce qui le forçait à s’interrompre péniblement. Il portait le nom d’un roi dont les anciens se souvenaient encore, et qui, comme lui, avait été blond.

— Dis-moi, Harald, où as-tu trouvé cet objet ? C’était l’arme d’un riche, tu le sais. Regarde comme elle est bien faite, et ce travail d’orfèvre. Alors, où l’as-tu trouvée ?

— Je ne l’ai pas volée, protesta le malheureux tout tremblant. Je le jure. On n’en voulait plus, on l’avait jetée...

— Où l’as-tu trouvée ? répéta Hugh, d’un ton plus sec.

— Dans la forêt, monsieur. Là où on brûle le charbon, répondit-il, décrivant en clignant des yeux l’endroit en détail, pour écarter de lui tout soupçon. Il y avait un feu éteint, je vais parfois y chercher du bois, mais j’avais peur de rester si près de la route. Le poignard traînait dans les cendres, on l’avait perdu ou jeté. Personne n’en voulait et, moi, j’avais besoin d’un couteau... Ce n’était pas du vol... Je n’ai jamais volé que pour ne pas mourir de faim, monsieur, je vous le jure ! s’écria-t-il, tremblant de peur, devant l’air impassible de Hugh.

Il n’était pas très doué comme voleur, par-dessus le marché, puisqu’il était à peine parvenu à survivre. Hugh le dévisagea, intéressé et détaché à la fois, et, non sans indulgence, s’enquit :

— Depuis combien de temps vis-tu comme ça ?

— A peu près quatre mois, monsieur. Mais je n’ai jamais fait de mal à personne, et je n’ai volé que de quoi manger. J’avais besoin d’un couteau pour chasser...

Qu’importe, le roi n’est pas à un cerf près, se dit Hugh. Ce pauvre diable en a plus besoin qu’Etienne, qui dans un de ses bons jours lui en aurait volontiers fait cadeau.

— C’est une vie de chien, en hiver, constata-t-il tout haut. Reste donc un peu ici, avec nous, Harald. Tu auras de la nourriture tous les jours, mais je ne garantis pas le gibier. Enfermez-le, ordonna-t-il au sergent. Donnez-lui des couvertures et veillez à ce qu’il ait à manger, mais pas trop au début, il pourrait bien succomber d’indigestion.

C’était déjà arrivé à d’autres misérables qui, l’hiver précédent, avaient fui le sac de Worcester. Affamés en route, ils s’étaient jeté sur la nourriture à la première occasion – et ils en étaient morts...

— Et traitez-le bien ! ordonna-t-il au sergent. Il est à bout de forces, et j’aurai besoin de lui. Compris ?

Le sergent se dit qu’il s’agissait du meurtrier qu’on recherchait, qu’il devait durer jusqu’à son procès afin d’être pendu dans les règles. Il grimaça un sourire et abattit sa lourde patte sur l’épaule maigrichonne de Harald.

— J’y veillerai, messire.

Prisonnier et geôlier s’éloignèrent d’un même pas. Harald, il s’agissait sûrement d’un vilain en fuite, allait se retrouver entre quatre murs, probablement à juste titre ; il serait plus au chaud qu’en forêt et il aurait ses trois repas par jour, peut-être pas gastronomiques, mais servis à domicile. C’était toujours ça.

Hugh termina son travail quotidien au château, puis s’en alla rejoindre Cadfael à son atelier ; son ami préparait un breuvage aromatique destiné à adoucir la gorge des vieillards dès l’arrivée des premiers froids. Hugh s’installa confortablement sur son banc favori et s’appuya contre le mur de bois. Il accepta une coupe du meilleur vin de Cadfael, celui qu’il réservait aux hôtes qu’il appréciait.

« Bon, nous avons notre assassin bien au chaud sous les verrous », annonça-t-il, impassible, et il raconta ce qui venait de se passer. Cadfael écoutait de toutes ses oreilles, bien qu’il semblât se concentrer totalement sur sa préparation.

— Sottise ! s’exclama-t-il enfin, méprisant, écartant du foyer sa mixture qui chauffait trop fort.

— Bien sûr, sottise, acquiesça Hugh, avec conviction. Un misérable qui n’a rien à se mettre sur le dos, complètement inconnu, qui tuerait un homme en lui laissant tous ses bijoux, pour ne pas parler de ses vêtements ? Ils devaient être à peu près de la même taille, il l’aurait complètement dépouillé de ses habits, trop heureux d’une pareille aubaine. Et il aurait fourré notre clerc dans ce bûcher qu’il aurait construit tout seul ? A supposer, pour commencer, qu’il y connaisse quelque chose, ce dont je doute... Non, c’est parfaitement invraisemblable. Il a trouvé ce poignard exactement comme il nous l’a dit. On a simplement affaire à un pauvre hère qu’un seigneur à la main trop lourde a poussé à s’enfuir. Et qui est trop froussard ou trop sûr que son patron ne lui laissera jamais la paix pour se risquer à venir chercher du travail en ville. Ça fait quatre mois qu’il vit dans ces conditions, en essayant de ne pas crever de faim.

— Vous ne devriez pas avoir de mal à en avoir le coeur net, dit Cadfael, toujours penché sur sa préparation, qui commençait cependant à chauffer moins fort dans son chaudron. Qu’attendez-vous de moi, au juste ?

— Mon bonhomme tousse, et il a une vilaine blessure à l’avant-bras, il a dû se faire mordre par un chien en fauchant une poule. Si vous veniez le soigner, vous pourriez essayer de le faire un peu raconter sa vie, d’où il vient, qui est son maître, ce qu’il fait ordinairement. On a toujours besoin de bons artisans, en ville, vous le savez ; on en a déjà embauché plusieurs et tout le monde y a trouvé son compte. Ce pourrait très bien être le cas avec lui.

— Avec le plus grand plaisir, répliqua Cadfael, se tournant vers son ami, qu’il fixa avec acuité. Mais lui, qu’a-t-il a vous offrir en échange de son gîte et de son couvert, voire même de bons vêtements, c’est-à-dire, si vous étiez de la même taille, ce qui selon vos dires n’est pas le cas ? Ma tête à couper que Peter Clemence avait une bonne main de plus que vous.

— Il n’y a guère de doute là-dessus, admit Hugh, avec un petit sourire en coin. Remarquez qu’en largeur j’en vaux bien deux comme lui, pour le moment. Enfin, vous jugerez par vous-même. Mais soyez gentil de chercher dans vos relations si personne n’aurait de vêtements usagés qui lui iraient. Maintenant, que peut-il faire pour moi ? D’abord ne pas mourir de faim, et puis mon sergent s’est déjà mis en tête, et il le raconte à qui veut bien l’entendre, qu’on a trouvé notre homme, et je suis tranquille, il n’oubliera pas de mentionner le poignard. Inutile donc d’effrayer ce pauvre diable plus que nécessaire, nos accusations suffisent largement. Mais si le bruit se répand à l’extérieur et d’une bouche autorisée que le meurtrier est sous les verrous, ce sera tant mieux. Tout le monde pourra respirer plus librement – y compris le meurtrier. Et comme vous dites, un homme qui ne se méfie pas peut commettre une erreur fatale.

Cadfael réfléchit un moment et approuva. C’était la solution idéale, un hors-la-loi, étranger de surcroît, dont personne ne se souciait, responsable d’un forfait commis sur le plan local. Et il restait encore une semaine avant l’arrivée des membres de la noce. Chacun aurait alors retrouvé sa tranquillité d’esprit.

— Quant à votre tête de mule, là-bas, à Saint-Gilles, complice ou non, il sait ce qui est arrivé à Peter Clemence, dit Hugh avec le plus grand sérieux.

— Il le sait, reconnut Cadfael, tout aussi sérieux, ou croit le savoir.

 

Ce même après-midi, il repassa par la ville pour se rendre au château, mandaté par l’abbé sur la requête de Hugh, afin de soigner prisonniers et criminels. Il trouva le jeune Harald dans une cellule au moins sèche, avec un banc de pierre pour s’étendre et des couvertures pour le rendre moins dur et se protéger du froid, attention qui venait sûrement de Hugh. En entendant la porte s’ouvrir, bruit qui troubla sa solitude, il fut pris d’une panique muette, mais l’arrivée de ce bénédictin l’apaisa et le surprit à la fois. Quand le moine lui demanda de lui montrer ses blessures, ce fut la stupéfaction complète, cependant il reprit espoir. Après avoir vécu longtemps dans une solitude où le son d’une voix ne pouvait que signifier une menace, le fugitif reconnaissant retrouva sa langue un peu maladroitement et finit par s’abandonner à un flot de paroles tels de longs sanglots, qui le vida et l’épuisa. Quand Cadfael le quitta, il s’allongea et tomba dans un grand sommeil noir.

— Notre homme, raconta Cadfael qui se rendit aussitôt chez Hugh, se prétend maréchal-ferrant et très compétent, qui plus est. Voilà qui a toutes les chances d’être vrai, c’est la seule source de fierté qui lui reste. Est-ce susceptible de vous intéresser ? J’ai pansé sa morsure avec de la lotion de langue-de-chien et j’ai aussi soigné les autres coupures et égratignures que j’ai vues. Il devrait s’en tirer sans dommage. Pendant un jour ou deux, donnez-lui souvent à manger, mais pas trop à la fois ; ou il va se rendre malade. Il vient du sud, quelque part vers Gretton. Il paraît que l’intendant de son seigneur a pris sa soeur contre sa volonté et qu’il a essayé de la venger. Mais il n’était pas très doué pour le meurtre et le ravisseur s’en est tiré avec une simple égratignure. Peut-être est-il meilleur maréchal que spadassin. Son maître voulait sa peau et il s’est sauvé. Qui pourrait lui en faire grief ?

— C’est un vilain ? demanda Hugh avec un soupir.

— Sans doute.

— Et recherché mort ou vif, probablement. Eh bien, ils en seront pour leurs frais s’ils le poursuivent jusqu’au château de Shrewsbury, où on peut le garder au chaud sans problème. Vous l’avez cru ?

— Au point où il en est, que gagnerait-il à mentir ? A supposer qu’il sache mentir, il m’a donné l’impression d’être quelqu’un de simple qui parle sincèrement. En outre, mon habit signifie quelque chose pour lui.

Nous avons encore notre réputation, Hugh, Dieu veuille que nous la méritions.

— Il est en prison certes, mais dans une ville libre, remarqua Hugh, avec satisfaction. Et celui qui voudrait venir le chercher ici, sur un domaine royal, ne manquerait pas de culot. Son maître n’a qu’à se dire qu’il a été arrêté pour meurtre, et grand bien lui fasse. On va répandre le bruit que le criminel a été pris, et on verra bien ce qui en sortira.

 

La nouvelle s’ébruita rapidement, de bouche à oreille, ceux qui habitaient en ville étaient très fiers d’en savoir plus que ceux du dehors et ceux qui venaient faire leur marché dans le centre ou sur la Première Enceinte rapportaient les informations dans les villages et les manoirs éloignés. Comme la disparition de Peter Clemence avait été colportée sur les ailes du vent, et comme on avait appris plus tard de la même façon que son corps avait été découvert en forêt, on murmura partout que son assassin avait déjà été découvert, et qu’il était en prison au château ; on l’avait trouvé en possession du poignard de la victime et accusé de l’avoir tuée. Il n’y avait plus lieu d’évoquer ce mystère dans les tavernes ou au coin des rues, et il n’y avait plus d’événements sensationnels à espérer. La ville dut se contenter de ce qu’elle avait, mais l’exploita au maximum. Quant aux manoirs isolés autant qu’éloignés, il leur fallut attendre une semaine ou plus avant que la nouvelle ne leur parvînt.

Le plus surprenant est que trois jours s’écoulèrent avant qu’elle n’atteignît Saint-Gilles. Isolé comme l’était l’hospice, puisque ses occupants n’avaient pas le droit de s’approcher de la ville, par crainte de la contagion, ces derniers semblaient pourtant toujours s’arranger pour avoir vent des derniers potins dès qu’on en parlait dans les rues. Cette fois, en revanche, le système fit long feu. Frère Cadfael, très inquiet, s’était longuement demandé l’effet que cette nouvelle serait susceptible de produire sur Meriet. Mais il n’y avait rien d’autre à faire que d’attendre et voir venir. Il était inutile d’aller exprès raconter tout cela au jeune homme, il valait bien mieux laisser les commérages lui parvenir d’eux-mêmes et qu’il soit traité comme les autres.

Ce ne fut donc pas avant le troisième jour, quand deux serviteurs laies vinrent apporter à l’hôpital sa ration habituelle de pain en provenance de la boulangerie de l’abbaye, que Meriet eut l’occasion d’apprendre l’arrestation de Harald, assassin et vilain en rupture de ban. Par chance, ce fut lui qui reçut le grand panier et entreposa le pain au magasin avec l’aide des deux aides-boulangers, dont les bavardages compensèrent son silence.

— Vous allez avoir de plus en plus de vagabonds qui viendront s’abriter ici, mon frère, si ce froid s’installe pour de bon. Du grand gel et le retour du vent d’est, ça n’est pas un temps à mettre un chien dehors.

Meriet, poli mais laconique, reconnut que l’hiver ne rendait pas la vie facile aux pauvres.

— Remarquez qu’ils sont loin d’être tous honnêtes et méritants, ricana l’autre avec un haussement d’épaules. Qui sait qui vous recueillez parfois ? Les fripouilles, les vagabonds, ça n’est pas ça qui manque, et qui saura les distinguer des honnêtes gens ?

— Tiens, il y en a un qui aurait pu débarquer chez vous la semaine dernière et dont vous vous seriez volontiers passé, ajouta son camarade. Il aurait très bien pu vous couper la gorge pendant la nuit et se sauver avec vos valeurs. Mais maintenant, vous n’avez plus à vous faire de soucis, c’est déjà ça, car il est sous clé au château de Shrewsbury où il attend d’être jugé pour meurtre.

— Et pour avoir tué un prêtre, s’il vous plaît ! Il paiera ça de sa tête, d’accord, mais pour un prêtre, ce n’est pas cher payé.

Meriet se retourna, très attentif, et s’immobilisa, fixant les deux hommes d’un regard sombre.

— Il a tué un prêtre, dites-vous ? Quel prêtre ? Mais de qui parlez-vous, enfin ?

— Comment, vous ne connaissez pas la nouvelle ? Mais du chapelain de l’évêque de Winchester, qu’on a trouvé dans la Forêt Longue. Un sauvage qui volait dans les maisons des faubourgs de la ville l’a tué. C’est ça que je vous disais, avec l’hiver qui se fait plus rude maintenant, il aurait bien pu venir mendier à votre porte, tout tremblant, et, avec le poignard du prêtre, caché sous ses vêtements, il vous aurait saigné comme un poulet.

— Attendez, je ne vous suis pas, répondit lentement Meriet. Vous dites qu’un homme s’est fait prendre pour ce crime, qu’on l’a arrêté et accusé ?

— On l’a pris, accusé, mis sous les verrous, c’est comme s’il était déjà pendu, dit joyeusement son informateur. C’est de lui qu’il s’agissait et vous n’avez plus à vous faire de soucis, mon frère.

— Mais qui est cet homme ? Comment tout cela est-il arrivé ? insista Meriet.

Ils le lui apprirent à tour de rôle, puis en choeur, ravis de tomber sur quelqu’un qui ne connaissait rien de cette histoire.

— Il aurait perdu son temps à nier, car il avait sur lui le poignard de la victime. D’après lui il l’a trouvé sur le bûcher du charbonnier là-bas, et il faut dire que c’est une explication très vraisemblable.

— A quoi ressemble-t-il, ce garçon ? C’est quelqu’un d’ici ? Connaissez-vous son nom ? demanda Meriet d’une voix basse, le regard perdu au loin.

Non, ils ne le connaissaient pas, mais ils purent le décrire.

— Il ne vient pas de par ici, il s’était enfui et vivait dans les bois, à moitié mort de faim, il jure qu’il n’a jamais fait pire que de voler un peu de pain ou un oeuf pour ne pas succomber à la famine, mais les forestiers prétendent qu’il a tué un cerf naguère. Il est maigre comme un clou, vêtu de haillons, c’est un cas désespéré...

Ils reprirent leur panier et s’en allèrent. Toute la journée Meriet vaqua à ses occupations dans un silence total et morne. Un cas désespéré – oui, ça en avait tout l’air. Et pratiquement la corde au cou ! Un fuyard affamé, qui vivait comme un sauvage, et maigre à faire peur...

Il ne souffla mot à frère Mark, mais l’un des gamins, particulièrement malin et curieux, avait laissé traîner une oreille près de la porte de la cuisine et entendu la conversation, qu’il s’empressa de rapporter à toute la maisonnée avec un enthousiasme très naturel. Bien que fort protégée, la vie à Saint-Gilles était parfois ennuyeuse, et quand un événement sensationnel venait rompre la monotonie de l’existence, personne ne s’en portait plus mal. L’histoire arriva aux oreilles de frère Mark. Il se demanda s’il devait en parler ou non, tout en observant le visage figé, glacial de Meriet, son regard sans expression. A la fin, il décida de l’aborder.

— Tu as entendu, on a arrêté un homme pour l’assassinat de Peter Clemence.

— Oui, dit Meriet d’une voix sans timbre, et son regard noisette semblait le transpercer et fixer l’horizon.

— S’il n’est pas coupable, il ne lui arrivera rien de mal, déclara Mark avec conviction.

Mais Meriet n’avait rien à répondre, et Mark ne jugea pas utile d’ajouter quoi que ce fût. Cependant, à partir de ce moment, il étudia attentivement son ami, sans avoir trop l’air d’y toucher, et s’inquiéta de voir à quel point il s’était retiré en lui-même, comme si ce qu’il venait d’apprendre l’empoisonnait lentement.

Dans l’obscurité de la nuit, Mark ne put trouver le sommeil. A présent, il s’était écoulé un certain temps depuis qu’il était allé à pas de loup vers la grange, pour écouter attentivement au pied de l’escalier très raide qui menait au grenier, réconforté par le silence qui indiquait que Meriet reposait paisiblement. Cette nuit-là, il refit le même pèlerinage. Il ignorait la cause et la nature véritables de ce qui troublait Meriet, mais il savait que cela l’affectait au plus profond de lui-même. Il se leva calmement, sans faire de bruit pour ne pas déranger ses voisins, et se dirigea vers la grange.

Le froid paraissait moins intense, une atmosphère calme et légèrement brumeuse remplaçait l’éclat très net des étoiles lors des nuits précédentes. Dans le grenier, il devait faire relativement bon, et les odeurs familières de la paille, du bois et du grain flottaient dans l’air. Mais il régnait aussi une immense solitude pour le dormeur qui s’était privé de compagnons de peur de les effrayer dans son sommeil. Récemment encore, Mark s’était demandé s’il n’allait pas demander à Meriet de venir rejoindre ses semblables, démarche délicate car ce garçon ombrageux risquait de comprendre qu’on l’avait épié durant la nuit, même avec la meilleure intention du monde, et Mark n’était pas vraiment parvenu à se décider.

Il trouva son chemin dans l’obscurité complète jusqu’au pied de l’escalier abrupt, une véritable échelle sans garde-fou. Il resta là, retenant son souffle, respirant à pleins poumons l’odeur omniprésente du foin. Au-dessus de sa tête, régnait un silence trop profond, interrompu par d’imperceptibles mouvements. Il pensa d’abord que Meriet ne dormait pas paisiblement, qu’il se retournait pour trouver une position lui permettant de sombrer enfin dans le sommeil. Puis il se rendit compte que c’était la voix de son camarade qui lui parvenait, déformée par la distance, mais très reconnaissable. On ne distinguait pas ce qu’il disait, ou plutôt murmurait, mais qui n’en était pas moins terrible, car on le sentait déchiré entre deux besoins aussi exigeants l’un que l’autre. Comme une âme en peine tirée à quatre chevaux, et qui souffre le martyre. Et cependant le son était si faible qu’il dut tendre l’oreille pour suivre.

Mark restait immobile, se demandant, désolé, s’il allait monter réveiller le dormeur, à supposer qu’il sommeillât, ou rester près de lui et refuser de le quitter s’il était éveillé. Il y a un temps pour ne s’occuper que de ses propres affaires et un temps pour foncer même dans des endroits interdits, bannière au vent, et exiger qu’on vous ouvre la porte. Seulement voilà, il ne savait pas si on en était à cette extrémité. Mark se mit à prier, non pas avec des mots mais comme s’il allumait un cierge en son coeur, telle une flamme qui s’élevait très haut pour porter ses pensées, entièrement consacrées à Meriet.

Au-dessus de lui, dans l’obscurité, il perçut un pas dans la balle fine de paille sèche comme une souris qui, la nuit venue, montre le bout de son nez. Là-haut, on marchait doucement. Dans la pénombre, à l’étage, qu’éclairait la lumière des étoiles, Mark, en levant la tête, vit la nuit bouger et onduler. Quelque chose de doux et pâle apparut dans l’ouverture de la trappe et chercha à tâtons le barreau supérieur de l’échelle ; un pied nu, bientôt suivi de son frère jumeau descendit. Une voix claire mais lointaine, qui sortait à grand-peine du plus profond de son corps, penché au sommet de l’escalier, se fit entendre.

— Non, je ne peux pas accepter une chose pareille.

Il se rapprochait car il avait besoin d’aide. Frère Mark eut un soupir de gratitude et chuchota, dans l’obscurité qui l’entourait :

— Meriet ! Je suis là !

Il avait parlé très bas, mais il n’en fallut pas plus.

Le pied qui cherchait un appui sur l’un des barreaux suivants hésita et se posa dans le vide. Il y eut un petit cri angoissé aussi faible que le gémissement d’un oiseau, puis plus réveillé, bien vivant, indigné, affolé. Le corps de Meriet glissa sur le côté, et s’affaissa à moitié dans les bras de Mark, qui les tendait à l’aveuglette, et à moitié sur le plancher de la grange avec un bruit sourd. Mark tenta désespérément de le retenir, déséquilibré par le poids de son compagnon, et le déposa à terre aussi doucement qu’il le put, palpant les membres emmêlés, aux muscles relâchés. Puis il y eut un grand silence seulement troublé par sa respiration haletante.

Très inquiet, il tâta le corps immobile, et posa son oreille contre sa poitrine pour vérifier si Meriet respirait, si le coeur battait normalement. Il toucha une joue lisse, une mèche épaisse de cheveux noirs et il sentit sous ses doigts, qu’il retira vivement, le contact chaud et poisseux du sang. « Meriet ! » s’exclama-t-il, mais en lui parlant à l’oreille, il comprit que son ami était trop loin pour l’entendre.

Mark courut chercher de l’aide et de la lumière, non sans prendre des précautions pour éviter de réveiller tout le dortoir, se contentant de tirer très doucement de leur sommeil deux de ses pensionnaires parmi les plus solides et les plus serviables. Comme ils dormaient près de la porte, il put leur demander de le suivre sans déranger les autres. A eux tous ils amenèrent une lanterne et examinèrent Meriet, étendu sur le plancher même de la grange. Il était toujours évanoui. Mark lui avait en partie évité un contact trop brutal avec le sol, mais sa tête avait porté contre le bord tranchant du dernier barreau et il avait une longue estafilade en travers de la tempe droite qui se perdait dans ses cheveux et saignait abondamment. En outre, sa cheville droite dessinait un angle bizarre.

— C’est ma faute, c’est ma faute ! murmurait Mark, profondément malheureux, essayant de voir s’il n’y avait rien de cassé. Je lui ai fait peur en le réveillant. Je ne savais pas qu’il dormait, je croyais qu’il descendait me rejoindre de son propre chef.

Meriet gisait, inconscient, et se laissait examiner sans réagir. Apparemment, il n’avait pas de fractures mais il pourrait bien y avoir des entorses, et sa blessure à la tête saignait d’une façon inquiétante. Pour le déplacer, aussi peu que ce fût, ils descendirent sa paillasse de la soupente, et l’installèrent au rez-de-chaussée de la grange, là où il se trouvait, en sorte que les autres membres de la maison ne risquent pas de le déranger. On nettoya et pansa sa coupure à la tête et on le déposa doucement sur son lit, avec une couverture supplémentaire pour qu’il ne prenne pas froid car sa blessure et le choc subi avaient fait baisser sa température. Pendant tout ce temps son visage, sous le bandage qui l’entourait, demeura lointain, calme et pâle comme Mark ne l’avait encore jamais vu ; pendant quelques heures au moins, il serait à l’abri des soucis qui le rongeaient.

— Bon, ça ira, retournez vous reposer, dit Mark à ses assistants inquiets. On ne peut rien faire de plus pour le moment. Moi, je vais rester près de lui. Si j’ai besoin de vous, je vous appellerai.

Il arrangea la lampe de façon à ce qu’elle brûle régulièrement et passa le reste de la nuit au chevet du blessé. Meriet ne broncha pas jusqu’au petit matin, son souffle se fit nettement plus régulier et devint plus calme quand il passa de l’évanouissement au sommeil, mais son visage demeura exsangue. Ce ne fut qu’après prime qu’il commença à bouger les lèvres et à battre des paupières comme s’il voulait ouvrir les yeux mais n’en avait pas la force. Mark lui baigna le front et lui humidifia la bouche avec de l’eau mélangée à du vin.

— Reste tranquille, dit-il, effleurant de la main la joue de Meriet. C’est moi, Mark. Ne t’inquiète pas, tu n’as rien à craindre, je suis là.

Il ne s’était pas rendu compte de ce que cette phrase sous-entendait. Il lui promettait une complète sécurité, mais qu’est-ce qui lui permettait d’affirmer une chose pareille ? Cependant ces mots lui avaient échappé sans qu’il y réfléchisse.

Les lourdes paupières tentèrent de se soulever, luttant un moment contre le poids inconnu qui les maintenait fermées, puis en s’ouvrant elles révélèrent une flamme dans les yeux verts désespérés. Meriet fut parcouru d’un grand frisson.

— Il faut que j’y aille... Il faut que je leur dise... Laisse-moi me lever ! balbutia-t-il.

L’effort qu’il esquissa fut facilement stoppé par la main que Mark lui posa sur la poitrine. Il se rallongea, impuissant, tremblant.

— Il faut que j’y aille ! Aide-moi !

— Tu n’as pas besoin d’aller nulle part, murmura Mark, penché sur lui. Si tu veux faire dire quoi que ce soit à quelqu’un, ne bouge pas, tu n’as qu’à me le demander. Tu sais que tu peux avoir confiance en moi. Tu as fait une mauvaise chute, et tu as besoin de repos.

— Mark... C’est toi ? (Et il sortit des couvertures une main hésitante que Mark prit dans la sienne.) Oui, c’est bien toi, reprit Meriet avec un soupir. Mark – l’homme qu’ils ont arrêté... Tu sais, celui qui a tué le secrétaire de l’évêque. Il faut que je leur dise... Je dois absolument voir Hugh Beringar...

— Raconte-moi, dit Mark, je m’occuperai du reste. Je veillerai à me charger de la tâche que tu me confieras, et toi tu pourras te reposer. Alors, que veux-tu que je dise à Hugh Beringar ?

Mais, au fond de lui-même, il connaissait déjà la réponse.

— Dis-lui qu’il doit libérer ce pauvre diable... Dis-lui qu’il est innocent de ce meurtre, et que, moi, je sais ! Dis-lui enfin que je confesse mon péché mortel... Et que c’est moi qui ai tué Peter Clemence, ordonna Meriet, dont les grands yeux vert émeraude étaient fixés sur le visage attentif de Mark. Je l’ai abattu dans les bois, à un peu plus de trois miles d’Aspley. Dis-lui que je regrette de déshonorer ainsi la maison de mon père.

Il était faible, hébété et frissonnait sous l’effet du choc différé ; les larmes lui jaillirent des yeux, le surprenant par leur flot inattendu. Il serra et tordit la main qu’il tenait.

— Jure-moi que tu lui diras exactement...

— Je te le jure et j’irai lui porter ton message en personne, promit Mark, se penchant très bas pour que Meriet qui y voyait mal puisse le voir et le croire. Je lui répéterai ce que tu m’as dit mot pour mot. Mais si tu voulais, avant que je ne parte, tu ferais quelque chose de bien et d’utile pour toi et pour moi. Ensuite, tu pourrais dormir en paix.

— De quoi s’agit-il ? s’étonna-t-il.

Mark le lui dit avec douceur et fermeté. Avant d’avoir bien compris, Meriet avait déjà retiré sa main, soulevé du lit son corps meurtri, et détourné le visage.

— Non ! dit-il dans un grand gémissement angoissé. C’est hors de question ! non...

Mark continua à parler, le poussant calmement à suivre ses conseils, ne s’arrêtant que devant un nouveau refus qui fut exprimé avec encore plus d’affolement.

— Ne crie pas ! dit-il, pour le calmer. Inutile de t’agiter à ce point. Même sans cela, je me charge d’exécuter tes volontés. Alors, reste tranquille et dors.

Meriet le crut instantanément ; son corps crispé par le refus se détendit. Il tourna de nouveau vers Mark sa tête bandée ; la lumière pourtant faible de la grange lui fit plisser les yeux et froncer les sourcils. Frère Mark éteignit la lanterne et remonta les couvertures. Puis il embrassa son patient et pénitent et alla porter le message.

 

Frère Mark remonta toute la Première Enceinte, traversa le pont de pierre qui menait à la ville, échangeant un mot aimable avec tous ceux qu’il rencontrait, demanda si Hugh Beringar était chez lui, près de Sainte-Marie, et continua sans s’en faire, du même pas, quand on lui dit que le shérif-adjoint avait regagné le château. C’était par pure bonté d’âme que frère Cadfael se trouvait là aussi, car il venait juste de soigner pour la seconde fois la morsure à l’avant-bras du prisonnier. La faim et le froid ne favorisent en général pas les guérisons rapides, mais les blessures de Harald montraient déjà des signes de cicatrisation. Il avait également un peu plus de chair sur sa longue ossature puissante et ses joues creuses commençaient à se remplir, comme il sied à la jeunesse. De bons murs de pierre, un sommeil que rien ne troublait, des couvertures chaudes et trois repas par jour, c’était le paradis pour lui.

Sur les remparts de pierre de la petite salle de garde, dans la faible lumière que répandait ce matin blafard, la petite silhouette de Mark paraissait plus frêle encore, mais il n’avait rien perdu de sa dignité grave. Hugh l’accueillit avec une certaine surprise car il ne s’attendait absolument pas à le rencontrer là. Il le fit entrer dans l’antichambre, où brûlait un bon feu et où des torches répandaient une lumière plus vive qu’en plein jour, d’ailleurs le soleil n’y pénétrait que très rarement.

— Je suis porteur d’un message de la part de frère Meriet à Hugh Beringar, annonça Mark, allant droit au but. J’ai promis de vous le transmettre mot à mot, puisqu’il est dans l’incapacité de s’en charger lui-même, comme il le désirait. Frère Meriet n’a appris qu’hier, comme nous tous à Saint-Gilles, que vous déteniez un homme en prison pour le meurtre de Peter Clemence. La nuit dernière, après s’être retiré pour dormir, Meriet, qui a eu un sommeil extrêmement agité, a fait une crise de somnambulisme au cours de laquelle il est tombé du grenier, et maintenant il est couché, blessé à la tête avec de nombreuses meurtrissures, mais il est revenu à lui, et je pense que si on s’en occupe bien comme il sied, il s’en tirera sans mal. Cependant, si frère Cadfael voulait venir l’examiner, je me sentirais grandement soulagé.

— Bien volontiers, mon petit ! répondit Cadfael très inquiet. Qu’est-ce qui justifie cette crise de somnambulisme ? Pendant ses crises, ici, il n’a jamais quitté son lit. Et ceux à qui ça arrive sont adroits et s’aventurent là où un homme éveillé ne se risquerait pas.

— C’est probablement ce qui se serait passé, reconnut Mark, très confus, si je ne l’avais appelé d’en bas. Je croyais qu’il était réveillé et qu’il venait me demander mon aide ou un réconfort... Quand je l’ai appelé, il a hésité, et il est tombé en poussant un grand cri. Mais maintenant qu’il est lucide, je sais où il voulait se rendre jusque dans son sommeil et dans quel but. Car il s’est confié à moi, et je suis ici pour tout vous dire.

— Quand tu es parti, il ne risquait rien ? demanda Cadfael, anxieux, mais un peu honteux de mettre en doute les dispositions prises par Mark.

— Il est sous la garde de deux bonnes âmes, mais je pense qu’il va dormir. Il a soulagé sa conscience avec moi et c’est à mon tour de parler, dit frère Mark, qui manifestait la simplicité et la droiture d’un prêtre et se dressait, fragile, entre Cadfael et Hugh. Il me charge de dire à Hugh Beringar qu’il doit libérer son prisonnier, car cet homme n’est en rien responsable du meurtre dont il est accusé. Il m’a prié de préciser qu’il parle en toute connaissance de cause, et qu’il confesse son péché mortel, c’est lui en effet qui a tué Peter Clemence. Meriet prétend l’avoir abattu dans les bois à un peu plus de trois miles d’Aspley. Il me prie enfin d’ajouter qu’il regrette de déshonorer ainsi la maison de son père.

Il leur faisait face, immobile, les yeux grands ouverts, le visage franc, comme à l’ordinaire, et eux aussi le dévisageaient, l’air tendu, méditatif. Tout se terminait si simplement ! Le fils passionné de nature et prompt à l’action tue, et le père, droit, austère, jaloux de l’honneur de sa maison, laisse au coupable le choix entre le déshonneur public qui anéantira la maison de ses ancêtres et l’entrée au couvent, châtiment à vie. Le fils, pour sa part, préfère son purgatoire personnel à une mort honteuse ou à la ruine de sa famille. Cela n’avait rien d’invraisemblable ! Cela pouvait tout expliquer.

— Seulement voilà, dit Mark, plein de la confiance exaltée des anges et des archanges, et de la simplicité des enfants, il n’y a pas un mot de vrai dans tout ça.

 

— Je ne vous ferai pas l’injure de douter de ce que vous dites, murmura Hugh après un long moment de silence propice à la réflexion, j’aimerais seulement savoir si vous avez simplement confiance en frère Meriet – et vous avez peut-être d’excellentes raisons à cela – ou si vous avez des preuves de ce que vous avancez ? Comment savez-vous qu’il ment ?

— Je le sais parce que je le connais bien, répondit Mark fermement, mais j’ai essayé de ne pas en tenir compte. Si je prétends qu’il n’est pas du genre à tuer un homme dans une embuscade, mais plutôt à aller le trouver pour l’affronter face à face, j’exprimerai ce que je crois de tout mon coeur. Mais je suis né humble, je ne connais rien de ce code de l’honneur, je ne saurais donc en parler correctement. Non, je l’ai mis à l’épreuve. Quand il m’a raconté tout ce que je vous ai dit, je lui ai demandé, pour le salut de son âme, de me laisser appeler notre chapelain à qui, en tant que malade, il se confesserait et demanderait l’absolution. Et il s’y est refusé, dit Mark avec un grand sourire. Cette seule idée l’a troublé, et il s’est détourné. Quand j’ai insisté il s’est beaucoup agité. Il peut nous mentir, à vous, à moi, et même à la justice si la cause lui paraît en valoir la peine, mais il ne mentira pas à son confesseur, et donc à Dieu, affirma Mark.

 

L'apprenti du diable
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